La Martinière jeunesse est une maison d’édition dont je suis tout particulièrement le catalogue documentaire dont j’aime depuis longtemps le traitement des sujets, les angles parfois originaux et le soucis de la mise en page et de l’illustration ou de l’iconographie.

La section documentaire me semble fondamentale en jeunesse tant elle permet de satisfaire la soif de connaissance souvent précise d’enfants aux obsessions diverses. Il y a là une réelle lecture par la non-fiction, malheureusement souvent moins considérée, chez les enfants du moins, que la lecture de romans. Le travail qui y est fait par les maisons d’édition est intéressant tant par les informations apportées que par la façon dont elles le sont, mettant en avant de plus en plus souvent des illustrateur.ices aux styles marqués sortant des clichés du graphisme austère des livres à visée pédagogique. Cela regroupe un pan très riche de la production en littérature jeunesse dans une forme s’arrêtant toutefois souvent à la tranche d’âge des pré-adolescent.es. La non-fiction pour adolescent.es est encore très peu explorée, bien qu’il existe une littérature romanesque foisonnante pour cet âge. Ce public semble pourtant actuellement engagé et donc peut-être désireux d’informations sur des thématiques sociales, sociétales, environnementales, historiques ou autres sans devoir forcément aller vers des essais destinés aux adultes et pouvant pour certains sembler encore trop denses ou juste impressionnants.

Voilà donc dans ce contexte qu’est arrivé en librairie il y a un peu plus d’un an ce qui me semble être une des plus intéressantes innovations éditoriales récentes en jeunesse : la collection Alt, éditée par Marie Bluteau. Ce sont de courts essais d’une trentaine de pages destinés aux adolescent.es et jeunes adultes abordant différents sujets de société, développés par des auteurs et autrices reconnu.es dans leurs domaines respectifs, et que l’on souhaiterait semer un peu partout et surtout dans les lieux accueillant des jeunes. Voilà des petits formats agrafés courts et pas impressionnants mais pourtant marquants par leur mise en page traitant notamment de l’information, de l’avortement, du climat, du féminisme, des algorithmes… Dès la couverture apparaît un jeu de typographie et une couleur forte, différente à chaque fois, mettant en valeur le titre-sujet et que l’on retrouve à l’intérieur pour insister sur certaines phrases devenant des mantras. Chaque titre est formulé comme une question à laquelle l’auteur.ice répond de façon incarnée. Il ne s’agit pas de polémiquer mais de donner des clés intellectuelles à un débat, de développer et structurer sa pensée, d’ouvrir l’esprit et les perspectives, de se questionner au-delà de l’interrogation première. Le questionnement est alors vu comme une source de recherche et de curiosité que l’on peut apprendre à utiliser et maîtriser. Chaque texte est accompagné d’une bibliographie destinée à aller plus loin sur la thématique si on le souhaite.

Cela fait longtemps que je veux parler ici de cette collection que je défends beaucoup en librairie sans savoir comment l’aborder. Voilà donc qu’y est paru récemment Comment jouir de la lecture ? de Clémentine Beauvais qui, en me remettant moi-même en question tant dans mes conseils en librairie que dans cet exercice de chroniques de livres, s’impose comme une entrée réjouissante tant dans cette collection que dans la réflexion de l’autrice autour de la littérature jeunesse et de sa lecture. Clémentine Beauvais est autrice, traductrice et enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation à l’université d’York à Cambridge. Elle a publié plusieurs romans pour adolescent.es dont Les Petites Reines, Songe à la douceur ou Âge tendre aux éditions Sarbacane, traduit des autrices importantes, notamment écrivant en vers libres comme Sarah Crossan ou Elizabeth Acevedo, et partagé son regard de chercheuse sur la littérature jeunesse dans Écrire comme une abeille aux éditions Gallimard jeunesse. Je suis ses multiples travaux depuis longtemps avec grand intérêt tant son travail sur la langue, française ou traduite, et sur les mécaniques narratives me passionne.

Ici, avec une trentaine de pages riches en réflexion, me voilà me questionnant, avec tout l’intérêt, voire le délice, que cela suscite chez moi, sur ma façon de parler des livres pour enfants. Si je parle tant ici d’albums jeunesse et de certains de mes tropismes autour des livres à contrainte notamment, c’est bien par intérêt pour le rapport narratif liant dans les albums textes et images. Mais parfois, il serait bon de sortir de cette facilité et de cet intérêt immédiat pour aborder d’autres pans de la littérature jeunesse tout aussi intéressants même si moins évidents à analyser pour moi. Le texte de Clémentine Beauvais est riche et foisonnant, son ton joueur et amusant : elle titille nos habitudes et réflexes, attise notre curiosité et notre envie.

La question posée, Comment jouir de la lecture ?, induit immédiatement un parallèle à la sexualité. Il ne s’agit pas d’un simple plaisir de lecture mais d’une recherche de jouissance à travers le livre qu’il faudrait alors définir, identifier, nommer, observer, chercher, apprendre pour s’en emparer pleinement et recommencer. Il y a tant de façons dont un texte peut nous ravir ! Il s’agit d’établir les émotions provoquées, le ressenti suscité pour en prendre conscience et l’apprécier autrement que dans le seul instant présent. C’est lire pour découvrir et sortir de sa zone de confort par plaisir, même si celui-ci peut être moins immédiat et demander un effort pour être atteint. Prendre conscience de son rapport à la lecture peut permettre de s’ouvrir peut-être à des genres littéraires vers lesquels nous allons moins facilement et comprendre d’autres rapports aux livres et d’autres plaisirs littéraires, mais c’est également déconstruire les lieux communs de la critique littéraire à base de coups de cœur et de petites perles. Pour ma part, comme l’autrice, je partage la joie de l’analyse et voilà en quoi son approche de la lecture me réjouit tout en bousculant mes habitudes.

En me poussant à éviter la facilité, elle l’évite elle-même en renvoyant dos à dos les deux postures habituelles autour de la lecture, comme une querelle des Anciens et des Modernes où elle trouverait une autre voix. Si Clémentine Beauvais commence par déconstruire le discours dominant sur ce qui serait une bonne lecture d’après les canons de la culture, elle y oppose les tenants de la lecture-plaisir quelle qu’elle soit, ce qui pourrait sembler contre-intuitif. Si nous pouvons souhaiter nous libérer des représentations dominantes élitistes, la lecture-plaisir peut venir d’autres types de conditionnements, principalement commerciaux, desquels on pourrait vouloir échapper tout autant. Les plaisirs que nous pouvons croire naturels ou provenant de choix personnels peuvent s’avérer bien plus conditionnés et culturels qu’il n’y paraît.

Cette perspective développée par Clémentine Beauvais est intéressante en ce qu’elle n’est pas évidente et remet en cause différents dogmes. Elle en devient en cela politique. Les adolescent.es lecteur.ices sont balloté.es entre les lectures scolaires prescrites et les lectures-plaisirs dont l’envie peut être suscitée par la force de frappe commerciale de certaines maisons d’édition, reprenant la dichotomie développée par l’autrice. La lecture peut alors ne pas uniquement être vue comme un plaisir personnel mais comme un enjeu collectif d’éducation et donc de société. Ce texte est ainsi aussi pertinent pour de jeunes lecteurs que pour des professionnels du livre, tant il est intéressant de se remettre en question quand son métier est bien de parler des livres, et notamment des livres pour enfants et adolescent.es. Ce qui fait pour moi la joie du métier de libraire, c’est la médiation, c’est de réussir à susciter chez d’autres cette curiosité, ces plaisirs de lecture que l’on partage, plaisirs qu’ils et elles n’auraient peut-être pas découverts autrement.

Un commentaire sur “#95 – Comment jouir de la lecture ? – Clémentine Beauvais

Laisser un commentaire